Greg Lamazères

#TSF : MA VISION DES CHOSES

"Greg" en 1984

En quête d’un accent

Cette époque de TSF, proprement antédiluvienne, a planté un petit diamant dans mes tréfonds. J’avais entre 17 et 20 ans et m’en remettais constamment à une devise de John Huston : « Fais ce que tu sais faire du mieux que tu peux, et prie pour que ça plaise. »
Rien ne me paraissait plus important que la musique, il me semblait que le micro était mon ami et que le sens de la vie consistait à commenter les disques tournant sur une platine Technics. Impossible toutefois de retrouver le ton et le vocabulaire que j’employais alors, mélange improbable et farfelu de Bernard Lenoir et d’Achille Talon, avec un reste d’accent toulousain que je m’évertuais à éradiquer. Quand une mouche me piquait, je m’entraînais à gronder comme les robustes DJ américains de WRTL qui faisaient vibrer les membranes de mon casque AKG branché dans une chaîne Luxman, ou cherchais à imiter l’abattage de Super Soul, ce black aveugle qui accompagne au micro la course-poursuite dans laquelle est embringué le convoyeur Kowalski au volant d’une Dodge Challenger, dans le film Point Limite Zéro.

Le pouls battant

Lycéen incarcéré à Saint-Sernin, j’avais goûté à la liberté dans le studio tamisé de Radio Centre-Ville, rue Saint-Rome, côtoyant dans une ambiance jazz-rock et reggae d’étonnants caractères en velours côtelé et pull jacquard, et d’autres perdus dans leurs cheveux. Mais là-haut sur la colline de Jolimont, des voix mythiques rayonnaient jusque sur la banlieue où j’habitais. Décontractés et chaleureux, Maxime et Charlie auraient tout aussi bien pu être californiens. Leurs cordes vocales avaient le pouvoir de transformer l’annonce de l’heure en carte postale de Malibu. Ils passaient des disques de Grover Washington Jr, Chaz Jankel, Doobie Brothers, Lamont Dozier, Barry White et Gil Scott-Heron, tandis que je transpirais sur de rudes équations alors que j’aurais pu être en train de jouer de l’harmonica à Boston, avec le J.Geils Band.

Un matin de grand vent, au printemps 1984, j’ai pris mon courage à deux mains et gravi la pente de Jolimont, en quête d’une nouvelle exaltation et parce que TSF avait annoncé un recrutement. J’ai attrapé un ascenseur étroit qui a grincé jusqu’au dernier étage de la tour en béton coiffé de sa flèche électronique qui domine la ville. Mathias m’accueille et je reconnais la voix que la radio a tôt le matin ; elle émane directement des poumons de ce Méridional enjoué. La porte étant ouverte, je m’immisce dans la station avec, au bout du bras, une mallette bourrée de 33T contenant le triple album Sandinista de Clash. À l’altitude du studio, j’ai l’impression de ne pas manquer d’air.

On fait ses gammes

Né Jean-François, je deviens Grégory, pour diverses raisons, et ainsi je me trouve une peau qui me convient. Le weekend, je fais tourner les douceurs : Maze (Live in New Orleans), Donald Fagen (The Nightfly), James Taylor (Mexico), Taj Mahal (New E-Z Rider Blues) et Bill LaBounty (Livin’it Up) dans des tranches que je baptise Popcorn, Cacahouète ou FM ; Jackie Quartz et les Belle Stars dans le Top 40. Les jingles de la radio américaine KKXX et les résultats sportifs annoncés par Michel Leboeuf, rythment les programmes où chacun fait de son mieux, en amateur, sous la houlette de Roland. C’est à la fois velouté et tonique. Un duo composé d’un VRP et d’un agent du fisc, apôtres du rocker écossais Alex Harvey, envoient une musique velue en sirotant leur bourbon. C’est beau à voir. Dans la semaine, en attendant le 72 de la SEMVAT qui doit me ramener chez moi en banlieue, je cale mes écouteurs et monte le son de ma radio portable Kenwood FM-32, plus petite qu’un paquet de cigarettes (vivais-je déjà dans le temps présent?) ; Bernard fait gicler du rock’n’roll, Patrick des riff, Jean-François des nouveautés d’Albion. L’antenne a pris la foudre et quelque chose de rock et de nouveau survient, qui sonne comme On Your Radio, le brûlot de Joe Jackson, et On My Radio, l’irrésistible hit ska de The Selecter, avec lesquels je commence souvent mes journées.


Greg Dude sur la rampe

J’ai enfin le bac et le permis de conduire : adieu fonctions vectorielles et mobylettes Peugeot ! Me voilà en septembre 1984, animant dès potron-minet "Mais où sont passées les tartines ?", tranche baptisée ainsi d’après un tube de Lizzy Mercier Descloux, une idée de Jean-François Maury qui a pris les commandes de la station et a pensé que j’étais le garçon de la situation, capable de réveiller agréablement les auditeurs. 

Greg aux manettes, derrière la vitre, pendant que Richard conduit une interview.

Marie-Pierre lit le bulletin d’info derrière la vitre tandis que j’empile les acétates de Quincy Jones (The Dude), Jackson Browne (Running On Empty), Average White Band (Pick Up The Pieces), Téléphone, Paul Young (Comme Back and Stay), U2, Gino Vannelli, Sade, Material, Wattstax, Extraballe, Kurtis Blow, les Stones, Rod Stewart, les Doobie Brothers (Taking It To The Streets), Steely Dan (Do It Again), Springsteen (Hungry Heart) ou encore King Sunny Adé, qui m’a sidéré au festival Elixir, sur le site de la Ramée.

La journaliste Nicole Morgan m’a branché sur l’album Greetings from L.A. de Tim Buckley : enchaîner le Move With Me du père de Jeff au Chuck E’s In Love de Rickie Lee Jones est proprement jouissif, on s’imagine rejoindre Laurel Canyon depuis Bunker Hill. J’ignorais que ce n’est pas avec ce genre de playlist qu’on crève les plafonds d’audience. J’observe avec incrédulité ce marchand de primeurs innocent qui a la pêche et la banane dès 6h30 et pour les trois heures suivantes. C’est sans doute qu’alors je me sens utile au sein d’une équipe, une condition du bonheur.


Le frisson du matin

L’aube orangée sur l’obélisque de la bataille napoléonienne de Toulouse, qui se dresse à l’horizon, l’import du Long Hot Summer de Style Council sur la console. J’enchaîne audacieusement avec Los Lobos puis Daniel Seff, hésite entre un import de U2 et un maxi de Big Country, avise l’exemplaire défraîchi d’un Neil Larsen-Buzz Feiten, repousse avec une moue un 45T d’Agathe à qui, la veille au soir, j’ai servi de chauffeur, et me rabats sur le nouveau Commodores : Nightshift. Jean-François revient de Londres avec un 45T des Stray Cats ou des Smiths et me le confie pour l’antenne « en exclu ». Je reçois des cartes parfumées et des invitations à partager un moment convivial, disons, ce qui me pousse à diffuser Stop On By de Rufus & Chaka Khan. Dans les environs de Toulouse, sur une autre colline, un certain Bouguichou fait buzzer l’antenne de Radio des Coteaux. Son vrai nom est Jean-Luc Reichmann.

Quand l’horloge indique 9h25, Richard s’amène pour animer son Profil grec & banane, et nous nous passons l’antenne, ce qui est toujours pour moi un moment de franche camaraderie. Dans les heures qui suivent, je vais traîner sur les bancs de la fac du Mirail, ou bien je m’endors comme une masse après avoir réfléchi à des moyens de calibrer et moduler ma voix à la façon de Pierre Bouteiller et Wolfman Jack, encore une étrange association.

Pour une poignée de cachets

Le patron me convoque dans son bureau. « Putaiiiiiinnnn! C’est quoi ces clowns? », rugit-il en menaçant le plafond, à propos de je ne sais quoi, pas à cause de ma voix, j’espère, ni du vieux single des Jam que je passe un peu trop souvent à l’aube (Start), voire à un morceau extra-long de Fela que j’ai pourtant coupé avant la fin, sans parler du funk blanc des Talking Heads ou du jazz déglingué de Defunkt. À moins que ce soit la faute à Tom-Tom Club ? À Jeanne Mas ? Sa stupéfiante secrétaire m’adresse un signe assez rassurant. La soupape de l’avocat s’étant remise à l’arrêt, il m’offre ses encouragements en arborant un sourire amical ou paternaliste qui fait remonter deux joues rondes et colorées, et en me fourrant une liasse de billets dans le creux de la main, le salaire de mon premier mois d’employé à temps partiel.

Après quelques semaines, j’abandonne l’université pour tenir l’après-midi, avec Richard, le studio annexe de TSF dans l’immeuble de Cap Wilson. Dans ce mélange d’aquarium et de conciergerie, nous recevons jeunes pousses et vedettes en promo, des gens comme ce drôle de Jackie et les rockers du label Réflexes, parmi lesquels les Ablettes. TSF est une radio moderne et je lis le mensuel Actuel et le New Musical Express entre deux visites. Une fois, accompagnés par Jean-François, nous allons boire un pot à la cafétéria de l’étage, avec un jeune Bashung à la lippe boudeuse. L’Alsacien commande une Kro et la sirote timidement. Enfermés dans nos cabines, nous avons parfois besoin de prendre l’air.

Richard m’embarque pour une virée dans sa Studebaker bordeaux, dont l’overdrive m’épate même si je suis occupé avec une amie sur la banquette arrière. TSF participe à l’organisation d’un concert de Michael Franks à la Halle aux grains et, au même endroit, de B.B. King, pour qui j’ai de la vénération. J’amène ma petite soeur au Bikini pour un concert des Comateens, et sa copine vomit dans mon coupé Datsun. Des sorties en ville permettent aux Toulousains de rencontrer les journalistes et animateurs de la station qui monte et se professionnalise. Je revois un parterre de notabilités sur la place Saint-Georges où un groupe de variétés fait trembler l’estrade. Je fraternise avec Georges Mauriès qui a pris les rênes de Super 5, l’émission de fin d’après-midi. Etienne Daho, UB40, The Specials, Gérard Blanchard et les Rita Mitsouko dans les airs. On essaye de faire le poids mais, à cette époque, chez Sud-Radio, pourtant sur les ondes moyennes, Christophe Nicolas entre dans la légende avec son terrassant bagout et des blagues à tire-larigot.


C’est le métier qui rentre

TSF 100 est une jeune entreprise dans un secteur promis à un bel avenir, mais il faut avoir la vista et le sens des affaires. Les personnalités émergent et s’affirment. Les uns décrochent un rôle et font fructifier leur expérience en voyant plus loin que le bout de leur nez ; les autres ne sont pas si sérieux, ils s’en tiennent au plaisir et à la beauté du geste : à tort ou à raison, ces dilettantes qui ont souvent une profession à côté, voudraient continuer à faire ce qui leur chante en repoussant l’idée de se coltiner un attaché-case, comme le gars de la chanson de Lee Ritenour, qui vend son âme au business. Je me souviens de ce cher Fred qui, entre deux réglages de feux tricolores, faisait gronder ses cordes vocales en annonçant I Feel For You de Chaka Khan, et de Chaumerliac épuisant le soir sa vaste collection de disques. La radio, c’est pourtant un métier qui engage des moyens et, à défaut d’identité, elle n’est plus captée. Les radios associatives, FMR en tête, ont trouvé les fonds publics.

Un jour, je vois débouler dans le studio un gang de Parisiens en chemise Oxford rose. Ils se mettent à renifler dans tous les coins avec des airs de conspirateurs. On me met dans la file. Un instructeur du nom de Dominique Duforest, vedette de NRJ, me demande de lui montrer de quoi je suis capable, puis me suggère d’imiter le smiley qu’il a collé sur la bonnette du micro, ce qui a pour effet de me mettre le sourire à l’envers, une sotte réaction d’orgueil. Je tire ma révérence et saute dans un autre train où bêtement je me retrouve dès l’aube à enfourner des kilos de cartouches de pub et à débiter des tubes éprouvants (sauf Prefab Sprout, découvert dans la puissante sono du bureau de J.F. à CBS), en suivant un tableau et une nomenclature qui excluent Michael McDonald et AC/DC. Fun Radio, c’était rigolo, on était entre copains aux ambitions bizarres, j’y allais en tenue de cowboy et trouvais des filles recroquevillées sur les marches de l’entrée à cinq heures du matin, mais j’ai failli y laisser les oreilles et la peau, ils m’ont lessivé, j’ai fui avec le feu aux cheveux. Après d’autres entrées en fanfare et malentendus à Sud (Pyromanes, une émission rock, parrainée par Bashung et Gilles Verlant, où je passais avec le programmateur Alain Delage les Pixies et les Stones Roses), j’ai débarqué à Télé-Toulouse, troquant la grille du micro pour l’oeil de la caméra, l’art sportif de « faire des intros » et de shunter les disques pour la délicate technique de l’interview et les manettes des caméras et bancs de montage vidéo. J’étais parti pour un quart de siècle.

Radio nostalgie

L’ado enthousiaste, voire fringant, a cédé la place à un ours en peluche dont la voix a baissé de plusieurs tons (mais le kid a continué à remuer et déblatérer en douce) et qui se demande comment il s’y est pris pour foirer tant de trucs, à part ses enfants. 

Quarante ans après, je ne suis toujours pas remis de ne plus être un jeune animateur de radio à TSF 100, usant un vinyle des Doors sous la pelote de poussière accrochée au stylet acheté chez Tandy, entouré de caractères trempés et de rêveurs patentés, tous animés de bonnes intentions, vivant au présent et visant l’avenir. 

Tiens, je me remets Hard Promises de Tom Petty & The Heartbreakers, et What a Fool Believes, des Doobie Brothers.


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Actuellement, je travaille comme vidéaste pour l’ensemble baroque "À bout de souffle", la compagnie de théâtre "Les Cyranoïaques", le Chœur de chambre "Les éléments" et "Odyssud". Il m’arrive encore d’écrire des livres et de monter sur scène pour faire de la musique, mais avec parcimonie.


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